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En attendant Godot, de Beckett

 

L’équipe artistique

Comédiens :
Camille Combes-Lafitte
Pierrick Geeraert
Philippe Lucquiau
Laurent N’Guyen Thuy
François Perrin

Mise en scène :
Camille Combes-Lafitte

Lumières :
Yann Morin

Affiche :
Jean-Luc Deglin

 

 

 

Notes de mise en scène

Le Bourgeois Gentilhomme et En attendant Godot: ces deux spectacles s’opposent radicalement et c’est pourquoi ils ont étés conçus ensemble, de manière complémentaire. Tout dans la pièce de Molière est invention, richesse, abondance, perpétuelle nouveauté, surprises ; l’inverse, celle de Beckett n’est faite que de répétitions, éternellement ressassées, de souvenirs, et d’un grand dépouillement, de pauvreté. Au plein de l’une répond le vide de l’autre, la première ne vit que de commencements, naissances d’univers, la seconde seulement d’achèvements, de ce qui n’en finit pas de finir. Aussi ne pouvions-nous pas ne pas refermer par l’une ce que nous avions ouvert par l’autre. Car ce qui reste de commun aux deux spectacles, c’est l’importance du jeu, qu’il soit d’inventions ou de répétitions. Non pas que l’on s’en remette au jeu de l’acteur pour tout expliquer, mais ces deux pièces donnent au jeu, à l’acte de jouer une dimension énorme, qu’il s’agit de mettre en évidence pour elle-même : on peut aussi bien rentrer dans un jeu qu’en sortir. Simplement chez Molière, cette dimension est acquise par un jeu qui se poursuit à l’infini et qui appelle l’illusion de la turquerie, et toujours une nouvelle illusion, pour ne pas avoir à sortir du jeu en entrant toujours dans un nouveau, tandis que chez Beckett elle est obtenue par un paradoxe qui s’auto-entretient : s’il ne subsiste que le jeu, il n’y a plus qu’à jouer, mais ce n’est qu’un jeu, donc on peut en sortir, mais hors du jeu il n’y a rien, donc il n’y a plus qu’à jouer, etc. Il n’y a ni espoir démesuré, puisque toutes les tentatives d’entrer dans le jeu aboutissent à en sortir, -En attendant Godot n’est pas une pièce joyeuse, ou uniformément drôle -, ni désespoir tragique car on ne cesse de vouloir jouer, d’amorcer une représentation, de relancer le mouvement.

Notre activité s’est concentrée sur ces deux axes: d’une part mettre en exergue les efforts pour lancer des jeux, pour retrouver des univers différents qui métamorphosent les personnages le temps d’une réplique; d’autre part s’appuyer sur ce fonds dont ne sortent jamais les personnages, qui fait que tout essai d’invention est un effet du souvenir et une répétition du passé, ce fonds qui serait tragique puisque les personnages sont condamnés à y rester, si les tentatives de jeux pour s’en extraire ne le rendait poétique, en affichant par contraste leur aspect dérisoire et futile. Etre des clowns de théâtre, à la fois drôles et poétiques, voilà quelle est notre ambition pour ce spectacle.

Cette orientation peut sembler banale et évidente, si on la prend pour une simple déclaration d’intention, qui peut facilement rester lettre morte, étant données la rigueur et la précision des indications de Beckett dans ces pièces qui tendent à enfermer l’interprétation dans un cadre si contraignant que seul est conservé un aspect d’illustration et d’application des consignes de l’auteur. Aussi fallait-il se donner des moyens d’interprétation qui soient à la hauteur de la perspective envisagée si on voulait la respecter : pour pouvoir être réellement des clowns, nous avons suivi une démarche de création collective. Le but essentiel de cette démarche est d’arriver à faire pour les comédiens corps avec le fonds poétique dans lequel évoluent les personnages, laisser des traces de tout ce passé implicite entre les personnages. Nous avons inventé ce passé des personnages de manière à intégrer ce qui est dit explicitement dans le texte dans un cadre plus large : par exemple s’inventer un monde de vendanges imaginaires qu’évoque en passant Vladimir, visiter dans des improvisations les différents lieux où ont été les personnages, qu’ils l’aient rêvé ou non et auxquels ils font juste allusion par moments, comme la Tour Eiffel vers 1900, le Vaucluse, la Durance, ou le château de Pozzo, qui n’est peut-têre qu’une référence littéraire de Kafka, mais dont il parle un instant, et qu’il est incapable d’avoir inventé tant ces velléités d’imagination pure sont, durant toute la pièce, vaines.

Pour atteindre ce fonds commun à tous les personnages, auquel ils sont sans cesse renvoyés par l’échec de leurs efforts de jeu, pour toucher cet univers d’attente qu’il leur faut toujours combler, la création collective nous a paru indispensable : la distribution des rôles n’est pas intervenue au début, puisque nous sommes partis non des personnages mais de leur univers implicite, – absurde pour les spectateurs qui ne savent pas à quoi il est fait référence -, de leur solitude et de leur détresse, de ce monde hors du jeu qui fait ce qu’ils sont tandis que leurs jeux sont ce qu’ils font, bref de la misère de la condition dans laquelle ils sont plongés. Cette base n’est pas seulement psychologique et ne concerne pas uniquement leur passé, mais s’étend à leur condition dérisoire, elle est donc poétique : dans les moments où le jeu échoue, il n’y a pas ennui, ni vide ou longueur, il y a nostalgie, regret, déchirement comme dans l’Adieu à Pozzo même s’il s’est comporté comme une ordure, comme dans l’évocation de la nature, de l’arbre, des feuilles, des murmures, de la lune, moments de métaphores sur la « blafarde », ou sur les « voix » de la pensée. Ce sont aussi les moments de lucidité sur leur propre dérisoire.

Pour obtenir cette dimension poétique, il ne suffisait pas d’un jeu psychologique, mais que ces vocations résonnent à l’intérieur des comédiens, qu’ils aient déjà cet univers en eux, qu’ils en portent les traces, afin que s’instaurent une réelle complicité et un effet d’écho. Nous avons travaillé ce monde sous-jacent par le jeu silencieux, par le mime essentiellement, dans des exercices d’abord d’identification à la pierre, à l’arbre, aux feuilles, au vent, à la matière, tout aussi dérisoire que la condition des personnages, puisqu’elle est dépassée par tout ce qu’elle subit et sur lequel elle n’a pas d’action. Puis notre effort s’est porté sur les motions potiques abstraites qui peuvent se dégager du contact avec cette nature, non pas en oubliant l’aspect d’identification initial, mais en l’intériorisant, de manière précisément à devenir implicite.

La deuxième étape de cette recherche consiste, à partir de l’équivalence et de l’uniformité de la condition des personnages, à évoluer progressivement vers la différenciation des personnages au sein de ce monde sous-entendu. Ce n’est qu’à ce moment que la distribution se définit d’elle-mme par une étude collective de chacun des personnages à qui nous avons créé alors ce passé spécifique qui les distingue, et à qui nous avons donné tout le matériau qu’ils utilisent dans leurs phases de jeu, ses références littéraires et culturelles pour Vladimir par exemple, toujours nombreuses chez Beckett, comme les Evangiles ou La Fontaine. Comme la répétition prime toujours sur l’invention, le jeu ne peut s’appuyer que sur des redites, des ressassements, ainsi des leitmotivs comme « - Qu est-ce qu’on fait ?  – On attend Godot. – C’est vrai. ». Il nous faut donc les intégrer, qu’ils deviennent des réflexes avec lesquels s’amuser, que l’on peut combiner. En approfondissant cette voie, on arrive alors au jeu proprement dit, les moments où les personnages se racontent des histoires comme celle des deux larrons, chantent, se transforment en d’autres personnages par exemple lorsque Estragon prononce solennellement  » Jésus l’a fait. » et s’identifie, pendant deux répliques, à Jésus. Est mis à l’oeuvre le matériau rassemblé auparavant comme les Citations de La Fontaine : « Lève-toi que je t’embrasse », qui contient en elle-même son échec, puisque c’est une déformation du « Descends que je t’embrasse » de la fable du Coq et du Renard, ou encore les références bibliques là aussi déviées de leur sens quand Estragon appelle « Caïn ! » puis « Abel! » ; et aux réponses affirmatives que lui donne Pozzo, il conclut : « C’est toute l’humanité. »

En ce qui concerne les costumes et les décors, il n’est pas question là encore de procéder à des rajouts vis-à-vis des indications minimales de Beckett, puisqu’on reste dans un univers dérisoire, pauvre, dont la base est le dénuement. En revanche, la confection s’est faite toujours dans l’esprit de la création collective, en essayant de retrouver dans les costumes des marques des univers à peine entr’aperçus par le spectateur, d’alimenter cet implicite. Non pas par une esthétique intemporelle, dans un univers imaginaire ou dans une autre dimension du temps, mais au contraire en multipliant les références temporelles et géographiques comme la tourbire, plutôt irlandaise, les chapeaux melons du début du siècle, de manière à ne pas s’inscrire dans une époque ou un lieu trop déterminés, mais d’évoquer plusieurs influences, toujours afin de laisser des espaces de jeu ouverts.

Ainsi l’inspiration du Tiers Théâtre reste la même d’un spectacle à l’autre : privilégier une parole spécifiquement théâtrale et des espaces de jeu, tout en laissant les textes des pièces dicter leurs propres contraintes, et en se mettant à leur service.

 

Les représentations

En attendant Godot a été joué les 30 et 31 mai 2000 à l’espace Jemmapes à Paris.